Nous sommes en situation de confinement pour probablement plus d’un mois, ce qui implique un enfermement, étrangement je ne le vis pas mal car cette sensation ne m’est pas inconnue.
L’enfermement c’est parfois être au milieu des autres et ressentir un isolement. La présence des autres vient l’accentuer. Il n’est pas besoin d’être entourée de quatre murs pour se sentir enfermée. C’est ce que j’ai éprouvé durant toute mon enfance et parfois plus tard.
Parfois c’est en soi que l’on se sent enfermée, on se sent corsetée dans son propre corps, on voudrait que la volonté le commande mais il semble avoir une autonomie qui le transforme en prison. Le corps déborde notre être. Au-delà de son corps on se ressent parfois comme sa propre prison et on a envie de crier, comme si le hurlement pouvait nous libérer mais la camisole est si serrée qu’aucun son ne s’évade de notre bouche. Et nous voyons le monde, les autres évoluer dans ce monde, nous essayons de nous y promener mais l’impression d’y être une intrue se fait de plus en plus forte. Quelle est cette bulle qui m’empêche d’être en contact avec les autres et avec l’univers ?
Parfois, c’est par les autres et par la société que l’on se sent bâillonnée. Les mots sortent sans que personne ne les entende, sans que personne ne les rende légitime. Les autres semblent sourds à nos cris, à nos voix. Cette indifférence nous fait intégrer une injonction au silence et alors l’on rentre en soi et l’on se tait. On préfère être enfermée en soi plutôt qu’affronter cette indifférence.
L’enfermement me fait penser au livre Le vagabonds des étoiles de Jack London. Son héros pratique l’autohypnose pour s’évader de sa captivité présente et revivre des anciennes vies où il est témoin de combats dans tous les sens du terme tout au long de l’histoire. Si j’étais en possession de ce pouvoir, j’aurais envie de témoigner d’une scène de la vie de ma mère.
En relisant ce livre, je parviens à comprendre la méthode de l’autohypnose, même s’il m’a fallu de nombreuses tentatives avant d’y parvenir, je finis par réussir et je me retrouve dans cette situation de dédoublement, j’ai l’impression de flotter et ne ressens plus du tout la pesanteur de mon corps. Je ne comprends pas tout de suite s’y j’ai réussi à retrouver ma mère, je n’identifie pas les lieux. C’est en reconnaissant ma grand-mère Mbarka que je sais que j’y suis.
Nous sommes au Maroc dans un quartier populaire de Casablanca à la fin des années 50. C’est un quartier où il y a de nombreux bidonvilles, les rues sont poussiéreuses et de nombreuses personnes y circulent. Ma mère, Zohra est issue d’une famille très pauvre. Son père était vendeur de cigarettes au détail et de petits biscuits, les petites gaufrettes à la vanille, dans une petite case au coin d’une rue du bidonville. Sa famille était nombreuse, neuf enfants, trois filles et six garçons. Zohra a sept ans, elle a les cheveux très longs, ils descendent jusqu’aux fesses, sa mère les lui attache avec deux tresses de chaque côté et les enroule autour de la tête. Elle est petite et plutôt mince, ce qui ne l’empêche pas d’être vigoureuse. Elle a une mine fière et décidée. En plus de sa détermination, elle a malgré sa jeunesse, un esprit rebelle. Elle a une voix ferme et assurée, elle adore parler et jouer avec ses amies.
C’est presque l’été, nous sommes en 1957, Mbarka a autorisé Zohra et Fatiha à aller s’inscrire à l’école. Il y a une longue file d’attente et il fait déjà très chaud. Zohra quitte très rapidement sa petite sœur pour rejoindre ses amies. Elles se retrouvent à l’ombre et pour passer le temps, elles jouent aux osselets. Toute l’attention de Zohra est concentrée sur le jeu et elle oublie la raison de sa présence dans la rue. Les petites filles rient, s’interpellent, elles ont l’insouciance de leur âge et elles n’ont aucune conscience de ce qui est en train de se jouer. Après un long moment, Fatiha rejoint sa grande sœur et l’informe qu’elle a réussi à s’inscrire et lui dit à qu’il est temps qu’elle y aille mais il est déjà trop tard. Quand Zohra se décide enfin à y aller, les inscriptions sont closes, elle ne pourra pas être scolarisée. Elle éclate en sanglot, elle avait arraché à Mbarka, sa mère, l’autorisation de l’être. Lmouima pensait en effet que la place de ses filles était auprès d’elle pour l’assister aux tâches ménagères et à l’éducation des plus petits. La vie en bidonville implique de gros efforts pour maintenir son habitation propre. Chaque jour, la case est lavée à grande eau et toutes les couvertures et coussins sont secoués. Il y a aussi tout ce qui concerne la préparation des repas avec notamment la fabrication du pain maison. Zohra avait aussi la charge d’une corvée récurrente dans la journée, l’eau, il fallait se rendre plusieurs fois par jour à la fontaine avec des grands bidons à remplir pour boire et pour le ménage. Alors quand Zohra est rentrée en pleurant et a expliqué à sa mère ce qu’il s’est passé, elle ne sera pas consolée et elle ne sera plus autorisée à aller étudier. Cet événement peut paraitre anecdotique mais il aura un retentissement immense sur la vie de Zohra.
Elle n’a jamais connu le plaisir de lire un roman, de s’abîmer dans l’histoire de quelqu’un d’autre ou de s’identifier à un personnage par le pouvoir des mots. Elle n’est pas allée à l’école, elle n’a jamais appris à lire et à écrire. Parce qu’elle était fille, elle va payer toute sa vie ce petit moment d’insouciance et de jeu d’enfants. Elle sera condamnée à s’occuper du foyer aux côté de sa mère. Plus tard quand elle partira seule en France, elle sera recrutée pour des emplois de nounou ou de femmes de ménage/. Même si elle sera fière et ne montrera pas à ses enfants la frustration liée à cette situation d’analphabétisme, ne pas savoir lire et écrire en France, constitue un handicap et donne parfois lieu à des scènes d’humiliation. Elle est aujourd’hui installée dans un village du sud de la France, pendant longtemps, les agents de la Poste sont restés les mêmes, connus de ma mère et réciproquement/. Puis la gestion de ce service public a changé et des nouveaux agents apparaissent régulièrement. Une fois, sa fille accompagne Zohra et l’attend dans la voiture, elle devait déposer un chèque mais il y avait un bordereau à remplir. D’habitude les agents la connaissant, le complètent pour elle. Ce jour-là, elle est tombée sur quelqu’un qui ne la connaissait pas et qui a refusé de le faire lui rétorquant que ce n’était pas son travail. /Elle s’est sentie humiliée et est rentrée dans une rage folle et est venue chercher sa fille, elle est allée voir cet agent pour le faire elle-même et lui dire qu’en tant qu’agent d’un service public etc… Cela n’a pas réparé l’humiliation, on pourrait même penser qu’elle l’a doublée puisque cela a obligé Zohra à se faire accompagner et donc à être infantilisée.
Sur ces réflexions je reviens à moi et je me retrouve de nouveau entre ces quatre murs. Je ressens une immense tristesse.
J’ai hâte de recouvrer ma liberté pour pouvoir m’évader autrement que par l’imagination. Comme je n’ai qu’elle pour l’instant alors je m’imagine être le jour de ma sortie.
Je sors de chez moi vers dix heures du matin et je me rends sur une terrasse de café à Saint-Denis. Evidemment il fait beau, peut-être quelques nuages pour avoir le plaisir de les regarder passer et de laisser apparaître de nouveau le soleil. Je crois que j’ai envie de profiter seule des premiers instants de liberté et après je retrouverai mes amies avec plaisir.
Je sens de nouveau l’odeur d’un vrai expresso, après des semaines à boire du café instantané, je redécouvre le bon gout du café, je prends le temps de le savourer. Je retrouve les bruits de la ville, les voix des gens qui passent ou qui sont attablés à côté de moi en terrasse. C’est le printemps, je peux aussi percevoir malgré tous ces bruits le chant des oiseaux. Je suis appuyée contre le mur ou j’ai retourné ma chaise pour avoir la vue sur la place. Je contemple les scènes de vie sur la place de la basilique, depuis toute petite j’adore examiner tout ce qui se passe autour de moi.
Je lis et je regarde passer les gens. Lire et ne rien faire d’autre que de regarder pour moi ont toujours été les signes de la liberté, surement des restes de mon enfance, où lire un livre dans le calme et le silence était synonyme de luxe absolu, tout comme traîner à ne rien faire et juste vivre sans être écrasée par les corvées.
Enfin je peux respirer à l’air libre, je me sens sereine, joyeuse d’avoir quitté la captivité et retrouvé la liberté de mes mouvements et de mes déplacements, de pouvoir lever la tête et de ne voir que le ciel au-dessus de moi. Je suis surprise de mon calme, je savoure tout simplement l’instant de la libération avant de ressentir les nouvelles contraintes de la société, du travail et de la vie tout court. J’aimerai qu’il soit suspendu, que cet instant précis, où je me sens libre entre deux enfermements, celui du confinement de l’appartement et celui de la société dure le plus longtemps possible.
Cette sensation d’enfermement n’était pas nouvelle.
Je me suis sentie enfermée quand enfant j’ai cru qu’il fallait me taire.
Je me suis sentie enfermée quand j’étais entourée de ma famille. Quelquefois j’ai rêvé de pouvoir être enfermée seule dans une chambre, de ne plus être les uns sur les autres, de ne plus entendre le bruit, les cris et pouvoir lire et écrire en profitant d’un silence choisi.
Je me suis sentie enfermée quand dans la société on m’essentialise, on m’assigne une identité alors qu’elle est multiple.
Ce qui m’a permis de survivre c’est la force que m’a transmise ma mère et l’habitude du combat.
Ce qui m’a permis de survivre c’est ma capacité à regarder à l’intérieur de moi sans complaisance, d’assumer qui je suis et de trouver que je suis une bonne compagnie pour moi-même.
Ce qui m’a permis de survivre c’est l’envie d’écrire et d’essayer d’être à la hauteur de cette envie.
Le jour où je serai libre, je continuerai d’assouvir ce besoin d’écriture.
Le jour où je serai libre, je serai enfin capable d’aimer et d’assumer les risques que cela implique.
Le jour où je serai libre, je serai moi et je le crierai au monde.
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